Coronavirus, DOMANDE ALLA RELIGIONE, su Le Monde di ieri sera
Eric Vinson: « Le confinement pourrait conduire à un retour sur soi spirituellement fécond ». Publié aujourd’hui 13 ABRIL à 17h47
En cette période de Pâques, Eric Vinson, chercheur et enseignant spécialisé sur le fait religieux, la laïcité et la spiritualité, a répondu à vos questions dans un tchat du « Monde ».
« Quelle vie spirituelle en temps de confinement ? » Lundi de Pâques oblige, notre direct « nos vies confinées » s’est intéressé, lundi 13 mars, à la question de la spiritualité. Le chercheur Eric Vinson, responsable pédagogique d’Emouna, l’amphi des religions, le programme de formation interreligieux et laïc de Sciences Po, a répondu à vos questions.
Krouspro : Le concept de « Dieu tout-puissant » doit en prendre un coup quand même en ces temps de coronavirus, non ? Et Dieu dans tout ça ? Quel sens les croyants peuvent donner à cette épreuve qui oblige à fermer tous les lieux de culte ?
La notion de « Dieu », c’est plus une question qu’une réponse, même pour les croyants, en tout cas pour les plus lucides. C’est ce qu’on résume sous le terme de « mystère », mais aussi sous celui de « dogme » – si mal compris, si mal jugé de nos jours, à savoir, « quelque chose » qui dépasse notre intelligence, mais qui de ce fait la stimule et l’interroge toujours, même si elle n’aura jamais le fin mot de l’histoire. Un maître musulman soufi du siècle dernier, l’Africain Tierno Bokar disait ainsi : « Dieu est l’embarras des intelligences humaines ! » Mais c’est aussi pour cela que ces traditions religieuses préconisent de tenter de Le connaître par le cœur, et par la sagesse.
Dans votre question, il y a aussi le fameux problème théologique de la « théodicée » : comment « justifier » un Dieu, créateur, bon et tout-puissant de l’existence d’un monde imparfait, marqué par le mal, le péché, la souffrance. Diverses réponses ont été proposées à cette énigme au cours des siècles. La plus évidente, en contexte monothéiste, c’est de souligner le poids de la liberté et de la responsabilité humaine dans tous ces maux. N’est-ce pas pour une part notre mode de vie mondialisé (pression sur les écosystèmes, hypermobilité des populations, inégalités, etc.) qui rend possible une telle pandémie ? Beaucoup d’analystes le soulignent actuellement.
Enfin, le religieux est un phénomène collectif – social, voire politique – par nature. Mais il implique simultanément l’intimité de ceux qui y adhérent. En cela, si le confinement est une épreuve sur le plan des célébrations et rituels collectifs, il peut être un temps fort spirituel, sur le plan de l’ascèse, de la réflexion, de l’examen de conscience, du retour sur soi, du soin apporté aux plus proches, etc. Sans compter tout ce qui se fait actuellement en matière religieuse grâce aux réseaux sociaux, moyens de communication… : prières en ligne, exercices de méditation, etc.
Eubée : Catholique, jusque-là très pratiquante, j’ai cessé de fréquenter les lieux de l’Eglise depuis deux ans, fatiguée de l’absence d’évolution. Depuis le début du confinement (chemin vers Pâques), les communautés que je fréquentais envoient non plus leurs programmes d’activités mais du contenu spirituel. J’y trouve un vrai ressourcement. En quoi cette période pourrait-elle favoriser un repositionnement des Eglises dans la société ? Une prise de conscience de leur capacité à offrir des ressources spirituelles en sortant des murs des églises ?
Compte tenu de l’ampleur de l’événement que nous traversons, il n’est pas impossible qu’il se traduise par des évolutions religieuses et spirituelles, tant dans le cadre des institutions religieuses traditionnelles, que dans la société globale. C’est tout notre mode de vie, notre organisation, nos priorités individuel et collectif qui sont actuellement remis en question.
La « crise » actuelle est globale, elle est donc aussi spirituelle et religieuse. Les défis ne manquent pas, en la matière… A cet égard, j’ai trouvé significatif que le président de la République consulte les principales familles spirituelles du pays, lors d’une visioconférence le 23 mars. Cela permet aussi de réfléchir à nouveau sur ce que nous appelons « laïcité » et sur les implications de ce principe. Un aspect essentiel à ajouter au grand débat qui suivra le déconfinement (et qui a déjà commencé, en fait).
Pitlegor : Dans les précédents événements marquants de notre société occidentale, on invitait souvent la population à prier. Aujourd’hui on invite les gens à applaudir à leurs fenêtres. Avez-vous remarqué d’autres changements de paradigme ?
J’ai moi aussi été frappé par ce que vous dites, et que certains ont d’ailleurs bien vite qualifié de « nouveau rituel ». Une notion devenue bien vague et passe-partout, dans notre société où l’on éduque si peu au fait religieux, à la laïcité et aux thématiques en rapport. Cela dit, en respectant tout à fait ce cadre laïque, les autorités religieuses ont invité leurs fidèles respectifs à prier, alors que se multipliaient (surtout en ligne) les propositions « spirituelles » permettant de tirer profit sur ce plan du confinement, que ce soit par des séances de « méditation », de « pleine conscience », ou par des exercices de yoga, de qi gong, etc.
Sans compter la dimension « littéraire », philosophique, psychologique de ce que nous traversons, où le recours à des ressources culturelles variées est de rigueur. Sans oublier le retour sur soi… Il est sans doute trop tôt pour parler de « changement de paradigme ». Mais oui, il me semble possible – quoique peu probable – que la crise actuelle débouche sur des transformations profondes et durables. Cela dépendra, pour beaucoup, de ce que nous en ferons, les uns et les autres.
Love : Pour moi, ma vie spirituelle n’étant pas reliée à une pratique religieuse, le confinement ne me gêne pas, au contraire, de ce côté-là il permet un retour à soi, à l’essentiel, une pause, qui peuvent être bénéfiques. Et je me sens très fort en lien avec ceux que j’aime, malgré la distance. Si mon corps est confiné, mon cœur ne l’est pas, loin de là !
Beaucoup d’autres personnes, « croyantes » ou non, se reconnaîtront dans vos confidences. Oui, le confinement peut être une opportunité pour revenir à l’essentiel. N’est-ce pas d’ailleurs ce que M. Macron a dit explicitement lors d’un de ses premiers discours liés à l’épidémie ? Ce qui souligne l’intrication – trop souvent négligée, au nom d’une laïcité comprise de façon trop simpliste – entre le politique et le spirituel.
Raphaël : Il me semble que l’ennui que génère le confinement forcé peut devenir la porte d’entrée d’une intériorité qu’on ne soupçonnait même pas. Le temps d’un retour sur soi, et d’une ouverture sur du « plus grand que soi ». Si Dieu est partout, comment se fait-il qu’on soit si souvent ailleurs ?
Je suis assez d’accord avec ce que vous dites sur le confinement, et « l’opportunité » qu’il représente éventuellement. Les traditions religieuses et philosophiques ont en outre souligné que les maladies pouvaient avoir une profonde signification sur le plan éthique et spirituel (les écrits de Blaise Pascal, par exemple), et être en cela des occasions de « croissance ». Comme toute épreuve.
Luc Eco : Pensez-vous que le confinement, annihilant les rassemblements, peut entraîner un recul des pratiques religieuses par la suite ? Ou, au contraire, un renforcement de ces dernières, de par une sorte de « retour à l’essentiel » ?
Le confinement pourrait conduire un certain nombre de personnes à un retour sur soi spirituellement fécond. Lequel ne me semble pas du tout contradictoire, bien au contraire, avec un retour à des pratiques collectives, quand ce sera possible. Reste que les expériences faites en termes de « religion à distance » vont sans doute marquer certaines personnes. De quoi rapprocher ces dernières (qui ne seraient pas allées spontanément dans un lieu de culte « en dur ») du religieux, du spirituel ? Mais je n’ai pas de boule de cristal.
Miroir : L’idée de Dieu est-elle si importante ? Pourquoi les hommes semblent en avoir besoin ? Ne sait-on pas faire sans ?
A ma connaissance, il n’existe pas de société humaine durablement privée de religion(s) ; et si toutes les religions connues ne se réfèrent pas au Dieu monothéiste, toutes me paraissent se rapporter à des « divinités », d’une façon ou d’une autre. En cela, oui, l’idée de « Dieu » est importante, et toujours actuelle, puisqu’une large majorité des habitants de cette planète (80 % peut-être ?) continuent d’y adhérer.
Mais on doit aussi constater qu’un nombre croissant d’entre eux « font sans », comme vous dites. Ce qui constitue un phénomène tout à fait inédit à l’échelle historique. Sera-t-il durable ? Les grands bouleversements en cours (écologiques, géopolitiques, économiques), ou qui s’annoncent, ne vont-ils pas renforcer les quêtes de sens, de repères, d’identité, de salut, c’est-à-dire le religieux ? C’est l’une des principales questions du présent et de l’avenir, me semble-t-il.